La patience des traces par Jeanne Benameur
L’écriture est belle, comme toujours avec Jeanne Benameur
« Le bol est tombé sans qu’il s’en rende compte. Il lui a échappé des mains. On peut jouer toute une vie sur quelque chose de brisé. Il en sait quelque chose. Il abaisse son regard sur la faïence bleue. Le bol a gardé en empreinte des traces plus sombres malgré les lavages. » Est-ce cet incident domestique qui conduira Simon à revenir sur ce qui lui échappe toujours, lui, le psychanalyste sur le point de partir en retraite ? De la pile d’agendas où sont notés tous les rendez-vous, il en retire un et l’ouvre ; il tombe sur un nom, Lucie F. ; cette femme a mis fin à ses rendez-vous sans explication. Sur une maladresse de sa part ? Simon ne sait pas, et n’arrive pas à l’oublier.
Simon vit seul, mène une vie rangée, ne voyage pas ; il aime l’océan tout proche. Maintenant, il décide de tout quitter. A sa demande, son ami Hervé lui prépare un voyage, sans date de retour. Ce sera le Japon. Il y a certes Kyoto, mais « pour le complet dépaysement, je t’ai trouvé autre chose. Les îles Yaeyama. Une végétation subtropicale et des traditions respectées. » Et une maison d’hôtes bien particulière tenue par le couple Itô. Akiko est collectionneuse de tissus anciens ; elle a fait des études de lettres à la Sorbonne en son temps. Daisuke, lui, redonne vie à des objets cassés : « Il n’est pas un grand parleur, mais vous verrez, cette maison est imprégnée de sa présence ». Leur jardin est luxuriant. Dans cet environnement incroyable, il découvre des gens passionnants.
Il a choisi d’être celui à qui on s’arrime pour pouvoir aller au plus profond
Écouter les autres, c’est son métier. « Tant d’années de sa vie à écouter le mystère de toute vie. A s’en approcher. Tant d’années pour accepter qu’au fond de toute clarté, l’opaque subsiste. C’est le plus difficile. » S’approcher au plus près mais en restant sur le bord. Il a choisi d’être celui à qui on s’arrime pour pouvoir aller au plus profond.
Aujourd’hui il se dit que ça lui a bien évité d’y aller. Aujourd’hui, seul, il a la sensation de s’aventurer vraiment. La peur est là, bien sûr, il la sent. Il écrit sur lui dans son carnet désormais, il va s’écouter le temps qu’il faudra.
Simon comprend qu’il est venu sur cette île à la rencontre de son propre silence
Le livre de Jeanne Benameur met en miroir le bol cassé, le travail de son hôte japonais, les tissus de collection, cette femme qui brusquement a cessé de le consulter et lui-même, Simon, qui refusait jusque-là de regarder en lui les traces d’un passé qui ne passe pas ; le silence du cabinet d’analyste et cet autre silence qui habite cette maison : Simon comprend qu’il est venu sur cette île à la rencontre de son propre silence. Le voilà avec ses amitiés d’adolescence, son amour vite rompu avec Louise, la mort dramatique de Mathieu leur ami commun ; « la mémoire est une bête coriace et elle est là, dans son corps. » Malgré un mauvais choix, ces amours demeurent là, presque indemnes ; comme si le bol brisé pouvait être réparé. Daisuke lui en raconte les différentes étapes, « toutes aussi minutieuses les unes que les autres. Un processus long et patient. Coller les bords séparés. Retirer ce qui de la colle est en trop. Poncer. Puis le trait fin de laque. Et la poudre d’or. Entre chaque étape, le patient séchage. » Un fil d’or pour ne pas oublier la brisure !
Et il y a Lucie F. Elle a su reconnaître que c’est Simon qui l’a fait avancer, alors que lui ne le sait pas. Comme Jeanne Benameur l’auteure de ce livre, nous ne savons pas ce que produisent chez les autres nos paroles, nos écrits et nos gestes. Il se peut que nos paroles aident tel ou tel à vivre et nous n’en savons rien. Et c’est bien ainsi. En retour, nous avons le droit de demander de l’aide, d’être vulnérable. Dans la tradition chrétienne, c’est en parlant à d’autres que l’on trouve son chemin et avec lui, la fécondité de nos engagements.
Gérard Marle fc
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