Le supériorat Devuyst : penser la congrégation de “l’après Anizan” (1928- 1931)

28 Oct 2024 | Histoire & Patrimoine | 0 commentaires

Auteur de l'article : Anaëlle Herrewyn
Crédit photos : Fils de la Charité

Le supériorat Devuyst : penser la congrégation de “l’après Anizan” (1928-1931)

Congrégation fondée le 25 décembre 1918, les Fils de la Charité ont pour fondateur un religieux expérimenté qui y trouve un aboutissement personnel et spirituel. Néanmoins, sa charge d’aumônier à Verdun, des années de travail acharné, de doutes et de conflits internes chez les Frères de Saint-Vincent-de-Paul ont physiquement et psychologiquement usé le père Anizan. La tâche s’annonce ardue : la congrégation naît dès la fin de la Première guerre mondiale, qui a laissé l’Europe meurtrie et exsangue après quatre ans de conflit généralisé. Du renouveau espéré émerge un ordre politique mondial bouleversé et le vieux continent est en proie à une période de crise profonde. Sur fond de crise économique et sociale, l’instabilité des démocraties libérales se heurte à la montée du nationalisme et la mise en place de plusieurs régimes autoritaires. Les conditions de vie de la majeure partie de la population demeuraient précaires et la mortalité était encore élevée ; la vocation des Fils de se tourner vers les milieux populaires les sur-exposait à cette réalité. Ils étaient également confrontés à la poursuite de la déchristianisation amorcée depuis la fin du XIXe siècle. Si l’Union sacrée pendant la guerre avait permis aux Églises de tenir un rôle et de permettre le retour d’un sentiment religieux, la déchristianisation avait repris dès la fin du conflit, notamment dans les milieux ouvriers et urbains, terrains privilégiés de l’action des Fils.

L’Institut sut, malgré ce contexte troublé et par certains aspects défavorable, se construire sur des bases solides lui permettant de surmonter la disparition du père Anizan à peine dix ans après la fondation. Le père Charles Devuyst, premier assistant, a assuré l’intérim dès le décès du fondateur, avant d’être élu au supériorat général. Ce proche et discret compagnon du père Anizan fit un passage très bref au supériorat qui s’acheva brutalement avec sa disparition soudaine à l’été 1931. Cette courte période de trois ans a été un moment de transition essentiel pour l’Institut, qui a dû s’adapter, être garant de certaines continuités et acter des changements, afin de commencer à exister par lui-même.

Les solides fondations du père Anizan

Âgé de 65 ans en 1918, le père Anizan est le fondateur et supérieur général de l’Institut religieux qu’il a fondé. En plus de cette lourde charge, il était également curé de Clichy et assumait en parallèle d’autres responsabilités. L’apparition de problèmes de santé dans les années 1910 l’a obligé à s’écarter de certaines responsabilités ou à se faire seconder. Probablement conscient de son âge avancé et de la fragilité d’un jeune Institut – de surcroît né de conflits antérieurs – le père Anizan en avait consolidé les fondations. Il obtint la reconnaissance et le soutien de la papauté ainsi que des autorités ecclésiastiques, il fit rédiger des constitutions et instaura un gouvernement. L’extension de l’Institut par le recrutement – encore modeste – de nouveaux Fils, des implantations dans des communautés et la participation de plusieurs Fils à la direction de l’Union des Œuvres achevèrent son insertion dans le paysage catholique français.

 

Photographie du premier chapitre de la congrégation (1921, Fils de la Charité)

L’état de santé du père Anizan, déjà malade, empira dans le courant de l’année 1927, avant de particulièrement se détériorer à la fin de l’année. Le père Anizan, conscient de sa disparition prochaine, s’y préparait spirituellement et dispensait des directives et conseils à ses compagnons, rapportés par un journal du père Georges Vaugeois. Le travail réalisé pour consolider l’Institut peut expliquer la confiance exprimée par le père Anizan quant à sa poursuite et son développement. De ce fait, les conseils et paroles adressés à ses confrères étaient d’ordre général ou spirituel, et non pas des consignes précises : « Gardez toujours le triple idéal exposé dans ma circulaire. Aimez toujours les pauvres, c’est là notre vocation » (27 décembre 1927), « C’est vous qui la [famille religieuse] continuerez, la développerez. C’est là votre grande mission […] » (21 février 1928), « Je vous recommande avant tout d’être de bons religieux, des religieux sérieux. […] La congrégation se développera si elle compte de vrais religieux. […] » (27 mars 1928). Signe de sa proximité avec le père Devuyst, c’est ce dernier qui propose et dispense au père Anizan l’extrême-onction, quelques semaines avant son décès.

 

Extraits dactylographiés du journal du père Georges Vaugeois sur les derniers mois du père Anizan (s.d., archives des Fils de la Charité, 01B-D-10)

Dès le 30 avril 1928, face à l’imminence de la mort du père Anizan, une séance du conseil général se réunit sous la direction de Charles Devuyst, premier assistant, afin de régler les affaires en suspens et préparer la passation. La mort du père Anizan le 1er mai 1928, à l’âge de 75 ans, n’en fut pas moins douloureuse pour ses confrères, qui perdirent alors leur fondateur, un maître spirituel, une figure rassembleuse, pour certains un ami de longue date.

 

“La mort d’un chef ne laisse pas un Institut sans gouvernement” : intérim et élection du père Devuyst

Amorcer l’intérim

Le décès du père Anizan amène le père Devuyst, en sa qualité de premier assistant, à assurer l’intérim. Il est d’usage qu’en cas de vacance du supérieur, pour quelque raison que ce soit, qu’il soit remplacé par le premier assistant. Cependant, au cours de la maladie du père Anizan, il semblerait que les tâches déléguées au père Devuyst aient été limitées. Ce n’est qu’à partir du 2 mai 1928 qu’il exerce réellement l’intérim, entouré du Conseil élu sous le père Anizan. Ce cas de figure du décès du supérieur dans l’exercice de ses fonctions ne faisait cependant l’objet d’aucune disposition spécifique dans les constitutions, qui ne renseignaient que les cas de déposition ou de renoncement à la charge. Bien que le premier assistant soit amené à remplacer le supérieur général, cette absence de disposition peut sembler étonnante à une époque où la société était davantage accoutumée à côtoyer la mort. Le père Devuyst lui-même relève ce manque de dispositions précises des constitutions, même si ce cas de figure est consigné dans le Code. Le 2 mai 1928, le père Devuyst annonce dans une circulaire la mort du père Anizan et fait part des changements considérables qu’elle enclenche : “La première page de notre histoire est terminée, on n’y reviendra pas”, écrit-il. Afin de permettre l’élection d’un nouveau supérieur, il annonce la convocation dès que possible d’un chapitre général, seule instance permettant d’élire un supérieur et son Conseil.

Circulaire de Charles Devuyst pour annoncer le décès du père Anizan (1928, archives des Fils de la Charité, 01B-D-10)

Le manque de documents relatifs à la vie quotidienne ne permet pas de connaître les changements concrets pour les Fils ainsi que leurs sentiments face à la disparition du père Anizan. Malgré cette perte, le gouvernement de l’Institut a continué de tourner avec régularité. Les séances du Conseil général se sont enchaînées à un rythme soutenu dans les mois suivant le décès du père Anizan : six séances se tinrent entre le 2 mai et le 13 juin, avant le retour à des réunions plus espacées, comme du temps du père Anizan. Les comptes-rendus du Conseil, dans leur forme comme leur contenu, se placent dans la continuité du supériorat Anizan.

 

Première page du compte-rendu du Conseil du 2 mai 1928, premier conseil après la mort du père Anizan

Le chapitre d’élection

Afin de permettre la tenue du chapitre le plus rapidement possible, le père Devuyst présentait le 4 mai un rapport au cardinal protecteur, le cardinal Laurenti, afin d’obtenir de Rome la dispense du temps canonique d’attente de trois mois, mais également d’adopter un mode de scrutin par liste, qui serait plus représentatif. La demande est accordée le 22 mai, permettant de commencer à organiser le chapitre d’élection. Les capitulants ont été élus entre le 30 mai et le 1er juin et le chapitre s’ouvre le 8 juin pour une unique journée.

L’élection se tient et est remportée par le père Devuyst, à 12 voix sur 21 votants, obtenant dès le premier tour la majorité absolue. Sept voix ont été attribuées au père Vaugeois, une au père Godet ainsi qu’un vote blanc. Bien que le père Devuyst ait été élu à la majorité absolue au premier tour, les sept voix pour le père Vaugeois, également proche du père Anizan, sont représentatives de la confiance que lui portaient ses confrères. Ce dernier est par ailleurs élu premier assistant à la majorité écrasante de 19 voix sur 21. Lors de la deuxième séance, plusieurs autres sujets font l’objet de discussions : les comptes, le mode d’élection, la disjonction entre chapitre d’élections et chapitre d’affaires, ou encore la nécessité de faire connaître la vie du père Anizan.

 

Extrait du procès-verbal du chapitre d’élection du 8 juin 1928 (1928, archives des Fils de la Charité, 1B03)

Le supériorat de Charles Devuyst

Une certaine continuité

Ancien Frère de Saint-Vincent de Paul et proche compagnon du père Anizan, le père Devuyst est âgé de 47 ans lors de son élection. Élu secrétaire général en 1921 et premier assistant en 1925, il était accoutumé aux charges du Conseil général. Toutefois, malgré cette expérience, il semblerait que le père Devuyst n’aurait pas été particulièrement serein dans ce nouveau rôle. Lorsqu’il était au noviciat, le père Mérainy a côtoyé de près le père Devuyst. Il écrit en 1956 et 1977 des souvenirs permettant d’approcher sa personnalité et sa relation au supériorat. Il apparaît que le père Devuyst n’était pas particulièrement intéressé par ce rôle, le père Mérainy narrant « que son rôle de supérieur général l’a beaucoup moins passionné que son rôle de curé. C’était un timide […] l’autorité ne lui plaisait pas » et qu’il « ne semblait pas fait pour l’administration ». Il raconte également que le père Devuyst craignait de prendre des décisions et « de faire de la peine », et qu’il masquait sa timidité derrière « un air bourru ».

 

Notes de Charles Devuyst sur la vie de l’Institut (1931, archives des Fils de la Charité, 5B01/01)

Durant son supériorat, le père Devuyst entretint les relations de l’Institut avec Rome, par une correspondance active ainsi qu’une visite du 19 au 30 novembre 1928. Il envoie par ailleurs en décembre 1930 le père Jules Forget à Rome pour traiter de questions relatives à l’Institut.

Le changement de supérieur ne semble pas créer, du moins d’un point de vue institutionnel, un bouleversement majeur. En effet, les comptes-rendus du Conseil général, que le père Devuyst préside toujours – à l’instar du père Anizan – ne montrent pas de rupture particulière et traitent des sujets quotidiens de l’Institut. A partir des 21 et 24 octobre 1930, débute dans les comptes-rendus la disjonction des séances du Conseil en deux types, les « conseils généralices » et les « conseils ecclésiastiques », conformément à une disposition du chapitre d’affaires. Cependant, la mention dès le chapitre de 1928 d’un « conseil généralice » indique que cette disjonction existait peut-être déjà de manière plus informelle.

 

Compte-rendu du premier conseil du supériorat Devuyst, où ce dernier “tient à affirmer qu’il s’inspirera du Fondateur” (1928, archives des Fils de la Charité, 2B02/01)

Le chapitre d’affaires de 1930

L’événement le plus important du supériorat Devuyst a été la convocation d’un chapitre d’affaires, qui s’est tenu du 19 au 23 mai 1930 au cours de neuf séances. Le travail préparatoire, réalisé par une commission autour de nombreux sujets atteste des réflexions et questionnements relatifs à l’Institut et son organisation. Il ressort notamment une volonté de mettre en place des règles claires et uniformes à l’échelle de l’Institut. Parmi les sujets abordés, trois font l’objet de discussions approfondies. En premier lieu, le sujet récurrent – voire brûlant – de la place accordée aux frères, qui faisait l’objet de divergences parmi les Fils quant à leur statut et leur place au sein de l’Institut. Le père Devuyst, fidèle à la pensée du père Anizan, souhaitait leur accorder les mêmes droits et devoirs que les prêtres, et fit en sorte de leur consacrer des dispositions particulières, ce que récusaient d’autres Fils à l’instar du père Vaugeois. Des concessions ont été accordées, avec l’ajout d’un assistant prêtre et la scission des deux conseils. Le conseil ecclésiastique réunissait désormais le supérieur général et les trois assistants prêtres afin de traiter les affaires sacerdotales, et le conseil généralice comprenait la même équipe en plus des conseillers laïcs, afin de traiter les affaires courantes de l’Institut.

 

Documents de la commission préparatoire évoquant le sujet des Frères (1930, archives des Fils de la Charité, 2B03)

Le chapitre a également traité de la formation des jeunes religieux, qui ne semblait pas se dérouler au sein même des locaux de l’Institut. Les réflexions permettent de compléter les constitutions et de correctement encadrer la formation, d’autant plus que l’Institut commençait à recruter en-dehors du vivier qu’avait été les anciens Frères de Saint-Vincent-de-Paul. La question de la vie des communautés est abordée (les « maisons particulières »), en raison notamment constat que la règle de six personnes par communauté, sous la direction d’un supérieur local, était rarement respectée. Cette disposition des constitutions est alors réaffirmée. Elle soulève également l’éventualité de la création d’un poste de supérieur local pour les maisons de moins de six membres. Par ailleurs, compte tenu de la vacance assurée par le père Devuyst après le décès en fonction du père Anizan, des dispositions spécifiques sont ajoutées pour encadrer cette situation si elle venait à se reproduire.

Extraits du compte-rendu du chapitre d’affaires de 1930 relatifs à la vacance du supériorat général et les Frères (1930, archives des Fils de la Charité, 1B03)

Les relations du père Devuyst avec les Fils

Les lettres adressées au père Devuyst durant son supériorat ne permettent pas de connaître la réelle teneur des relations qu’il entretenait avec ses confrères. Malgré son élection, il semblerait que le père Devuyst n’ait pas fait l’unanimité parmi les Fils. Il est probable que certains Fils, en mission en dehors de la région parisienne et non élus pour voter lors d’un chapitre, ne l’aient jamais rencontré. Les relations étaient plutôt distantes : parmi la correspondance passive du supériorat, les lettres conservées excèdent rarement deux voire trois par Fils. Il est également possible qu’une partie des communications se soit faite par un intermédiaire comme le supérieur local, par voie orale ou par des lettres perdues. Une majorité de lettres manque de contexte et est émise par des Fils dont les fonds personnels n’ont pas été conservés.

La qualité de supérieur du père Devuyst se manifeste dans le ton révérencieux et l’usage de formules figées pour s’adresser à lui, même de la part de ses proches compagnons et anciens Frères de Saint-Vincent-de-Paul. Les sujets de ces lettres sont généralement protocolaires : des vœux (pour la nouvelle année et pour la Saint-Charles), le suivi des paroisses, des questions matérielles, les colonies, des demandes d’autorisation pour se déplacer ou partir en pèlerinage, l’état de santé des Fils, des demandes d’admission au noviciat ou pour les vœux perpétuels, des ventes de charité, ou encore des désaccords internes.

 

Brouillon de lettre attribué à Jean Le Bihan au père Devuyst pour les vœux de la Saint-Charles (vers 1930, archives des Fils de la Charité, 5B01/02)

Toutefois, quelques lettres permettent de saisir la relation du père Devuyst avec certains Fils, notamment par des conseils et l’écoute qui relèvent de son rôle de supérieur. Le 18 mars 1930, Étienne Challamel évoque une affaire dont il s’est ouvert au père Devuyst la veille. Il lui exprime sa reconnaissance relative à « la manière dont vous m’avez écouté hier. […] Une autre fois, j’essaierai de mieux suivre le conseil que vous avez souvent donné ; de ne jamais agir sous l’influence d’une passion quelconque […] ». Marcel Bach, le 31 octobre 1929, au sujet d’un désaccord avec un autre individu, s’adresse au père Devuyst en des termes flatteurs et métaphoriques: « Votre venue hier a été pour moi comme un rayon de lumière dans la nuit, malheureusement quand la lumière n’y est plus, la nuit paraît encore plus sombre. Vous voudrez bien me permettre de venir chercher auprès de vous le réconfort dont j’ai besoin […]. Mon Père excusez-moi de vous avoir écrit ainsi, mais cela me console de vous écrire, et rassure ma conscience qui craint toujours de s’égarer […] ». Henri Grosse, le 26 avril 1929, le remercie de sa lettre qu’il a « lue et relue à genoux. Tout confus de votre bonté pour moi, je tiens à vous répéter mon entière soumission ». Maurice Bonnaud, le 27 mars 1929, le remercie pour ses « très sages conseils ». Peut-être a-t-il entretenu une conversation d’ordre théologique avec le père Devuyst, connu pour son érudition, car il promet « de les suivre exactement, scrupuleusement et cela d’autant plus volontiers, qu’ils sont en pleine conformité avec les enseignements de la théologie et avec les directives du Saint-Siège et de tous les auteurs approuvés ».

 

Lettre du 26 avril 1929 d’Henri Grosse adressée au père Devuyst (1929, archives des Fils de la Charité, 5B01/02)

Lettre du 31 octobre 1930 d’Ernest Leleu au père Devuyst (1930, archives des Fils de la Charité, 5B01/02)

Cependant, les lettres n’étaient pas absentes de potentiels conflits et dissensions. Bruno Mayet évoque dans une lettre sans date une affaire (non explicitée) dont il a été question lors d’une retraite à Draveil. Le père Mayet parle de son trouble et du « grand chagrin que j’ai de voir que vous n’avez pas confiance en moi », arguant de sa totale obéissance et de son dévouement envers lui et l’Institut. Jean Le Bihan, dans une lettre du 20 mars 1929, parle brièvement d’une incompréhension avec Georges Vaugeois.

Il est toutefois possible de saisir les liens du supérieur avec quelques Fils en croisant sa correspondance de supérieur avec sa correspondance privée et celle d’autres Fils. Il apparaît que le père Devuyst était proche de plusieurs des anciens Frères de Saint-Vincent-de-Paul, notamment Alexandre Josse et Yves Allès, eux-mêmes proches du père Anizan. Quittant quelque peu le ton laconique de la correspondance du supérieur, les lettres adressées à Jean Le Bihan et Yves Allès pendant son supériorat, dont l’adresse est « Cher ami », semblent montrer une certaine proximité. La correspondance personnelle d’Alexandre Josse révèle de nombreux échanges de lettres avec Charles Devuyst entre 1903 et 1926. Les deux hommes étaient tous deux d’un âge proche, des personnalités discrètes, anciens Frères de Saint-Vincent-de-Paul et engagés dans l’Union des Œuvres Catholiques de France. Ces lettres, écrites sur un ton plus intime, comme en témoigne par exemple les adresses choisies par le père Devuyst (« mon bien aimé Alexandre », « mon bien cher ami », « très cher frère », etc.) suggèrent une réelle proximité et une affection mutuelle.

 

Photographie recadrée de Charles Devuyst, en permission, et d’Alexandre Josse (vers 1914-1918, archives des Fils de la Charité, 2541/26)

Une disparition prématurée

Travailleur acharné comme le père Anizan, le père Devuyst prenait peu de repos, ce dont sa santé pâtissait. Infirmier puis aumônier pendant toute la guerre, il avait été gazé en 1918 et déclaré invalide. Sa santé en est probablement sortie affectée. Il semblerait que son état de santé se soit subitement dégradé au cours du printemps 1931, l’obligeant à être hospitalisé. Il fut suffisamment malade pour que le conseil généralice du 27 mai 1931 se réunisse en son absence, avec la présidence du père Vaugeois, sur demande du père Devuyst. Le Conseil suivant se réunit à l’hôpital, le 17 juin 1931 : c’est le dernier conseil du supériorat Devuyst. Les dernières semaines de la vie du père Devuyst sont connues grâce aux souvenirs du père Mérainy qui l’a côtoyé durant les deux derniers mois de sa vie, quoique celui-ci ait écrit avec un fort parti-pris en sa faveur.

 

Compte-rendu du dernier conseil du supériorat Devuyst, le 17 juin 1931 (1931, archives des Fils de la Charité, 2B02/01)

Malade, les deux derniers mois de la vie du père Devuyst se déroulèrent à l’hôpital Gouin, où il avait sollicité quelqu’un pour le veiller la nuit. Le témoignage du père Mérainy indique le père Devuyst souffrait de problèmes cardiaque ; opéré d’une hernie du coeur et souffrant d’une phlébite, l’état de son coeur l’angoissait. Le père Mérainy décrit le père Devuyst comme étant très différent, « simple, joyeux et nous passions des heures de conversation sérieuses ou gaies. Mais jamais il ne parlait des affaires de l’Institut ». Bien qu’affaibli, le père Devuyst aurait manifesté une certaine joie et le vif désir de retourner dans sa paroisse. Une crise cardiaque aurait subitement dégradé son état, et l’extrême-onction lui fut proposée et administrée par le père Vaugeois. Le père Mérainy manifeste une certaine animosité envers le conseil de l’époque et plus particulièrement le père Vaugeois : il indique que le père Devuyst n’aurait reçu qu’une seule et froide visite du père Vaugeois, et que le conseil s’était réuni lors de son agonie avec autant de froideur.

Conscient de son état précaire, le père Devusyt avait rédigé un testament que les fonds d’archives ne conservent pas – le père Mérainy renseigne le père Michonneau aurait été le légataire universel de Charles Devuyst. Ce dernier décède le 13 juillet 1931, à l’âge de 50 ans, laissant l’Institut derechef sans supérieur général. Le conseil se réunit le 14 juillet 1931, lendemain de son décès.

 

Comptes-rendus des conseils des 14 et 17 juillet 1931, sous la présidence de Georges Vaugeois (1931, archives des Fils de la Charité, 2B02/01)

Postérité

Le père Devuyst est inhumé au cimetière de Draveil le 17 juillet 1931. De nombreuses nécrologies, articles de presse et revues lui rendirent hommage après sa disparition. Une réponse à un article, attribuée à Yves Allès, reproche à la revue d’avoir écrit une nomenclature sur le père Devuyst sans avoir saisi sa personnalité, qu’il s’efforce de décrire et rendre hommage. Néanmoins, malgré ces hommages, le père Devuyst semble avoir été très rapidement oublié. Le père Mérainy écrivit qu’il déplorait « ‘l’oubli’ dans lequel il est si rapidement tombé ». Très peu de souvenirs et écrits se sont intéressés au père Devuyst, sa pensée et son travail en tant que religieux. Peu de témoignages de Fils à son sujet ont été écrits et conservés. A la fin de sa vie, le père Vaugeois a rédigé des portraits de personnes défuntes qu’il a côtoyé : le père Devuyst n’y figure pas. Un autre écrit à la fin de sa vie sur le début des Fils de la Charité ne mentionne qu’une unique fois le père Devuyst, évoquant un poème qu’il avait composé et lu après une cérémonie. Vraisemblablement, les contemporains du père Devuyst ont davantage retenu de lui sa personnalité atypique que son empreinte dans la congrégation.

 

Carte de décès du père Devuyst (1931, archives des Fils de la Charité, 2E01/02)

La marque du père Devuyst n’a pas pu s’imprimer en seulement trois années de supériorat. Plusieurs sujets et problématiques comme le statut et la place des Frères sont revenus durant le supériorat Vaugeois. Néanmoins, plusieurs évolutions et changements initiés lors du supériorat Devuyst ont perduré, comme la scission des deux conseils, ou encore la modification des constitutions pour prendre en compte le cas de figure d’un supérieur décédant au cours de son mandat ; à ce jour, les pères Anizan et Devuyst sont les seuls supérieurs à être décédés en fonction. La figure de Georges Vaugeois s’impose alors, et son supériorat marque un tournant vers une gestion plus rigoureuse et stricte de la congrégation.

Deux écrits se sont toutefois intéressés au père Devuyst : Pierre Le Clerc, dans trois « cahiers » sur l’histoire des Fils de la Charité (publiés entre 1997 et 1999), consacre un chapitre aux « Trois années » du supériorat Devuyst, qui narre les tendances ayant traversé l’Institut, notamment le sujet des frères, et le chapitre d’affaires ainsi que ses répercussions. Il consacre également un portrait de trois pages au père Devuyst dans une section dédiée aux premiers Fils de la Charité. Son fonds d’archives personnel a été mis en valeur par un article publié sur le site des Fils de la Charité en 2020 par l’archiviste Émilie Papaix. Il figure également sur trois planches de la dernière bande-dessinée sur la vie du père Anizan, La soif de Dieu, où apparait sa proximité avec le père Anizan. Finalement, cette méconnaissance tient peut-être aussi à sa volonté exprimée dans une phrase qu’on lui attribue : « Pas de discours. Pas d’écrits sur moi. Qu’on m’oublie ».

 

Représentation de Charles Devuyst dans la bande dessinée La soif de Dieu. Une vie du père Anizan de Christophe Hadevis, Erwan Le Saëc et Véronique Gourdin (2017, archives des Fils de la Charité, 11.0025)

 

Bibliographie

Berstein Serge, Milza Olivier et al. Histoire du XXe siècle, tome 1 : 1900-1945. La fin du monde européen. Paris, Hatier, 1994.
Eggerickx Thierry, Léger Jean-François , Sanderson Jean-Paul, Vandeschrick Christophe. « L’évolution de la mortalité en Europe du 19e siècle à nos jours ». Espace populations sociétés [En ligne], 2017/3 | 2017.
Hadevis Christophe, Le Saëc Erwan, Gourdin Véronique. La soif de Dieu. Une vie du père Anizan. Bande dessinée. Paris, Éditions de l’Emmanuel, 2017.
Le Clerc Pierre. Histoire des Fils de la Charité en France (1914-1968). Paris, Fils de la Charité, 1997-1999.
Le Moy Jean-Yves. Le Père Anizan, prêtre du peuple. Paris, Éditions du Cerf, 1997.
Schor Raphaël. Crises et dictatures dans l’Europe de l’entre-deux-guerres, 1919-1939. Paris, Nathan, 1993.
Winock Michel. La Belle Époque. Paris, Perrin, 2022.

Médiagraphie

Nota Bene (Brillaud Benjamin). Comment croire en Dieu sous le feu de la Première guerre mondiale ? Vidéo. YouTube, postée le 08/04/2024.
Papaix Émilie. « Les archives du Père Charles Devuyst ». Site web des Fils de la Charité. 2020.

Sources

Archives des Fils de la Charité
01B-D-10. Derniers moments et décès du père Anizan.
1B03-05. Chapitres généraux.
2B02/01. Conseil général.
3B01-03. Constitutions.
5B01. Supériorat Devuyst.
5B02/01. Supériorat Vaugeois.
2E01-06. Fonds personnel de Charles Devuyst
2E06/05-06. Fonds personnel d’Alexandre Josse.
2E07. Fonds personnel de Georges Vaugeois.

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