“A la ligne” par Joseph Ponthus
Chômage, et donc, être intérimaire en usine
Pour l’amour d’une bretonne, Joseph Ponthus quitte sa terre et son travail. Chômage et donc l’intérim, comme tant d’autres aujourd’hui. Ce sera l’usine et avec, une « déflagration physique et mentale ». Cet homme-poète résiste envers et contre tout par l’écriture, il avait fait des études et eut un travail. Il écrit, mais au plus bref, des phrases courtes sans une ponctuation : « cette façon d’écrire, c’est l’usine qui l’a imposée : là, tout va vite, trop vite ». Pour tenir Joseph Ponthus se raccroche à ses souvenirs de lecture, Aragon, Apollinaire, Péguy et tant d’autres.
L’essentiel est craché, sans fioriture, c’est du brut arraché au non-sens d’une vie de naufragé !
Joseph Ponthus “égoutte du tofu”
« Au milieu de la nuit, le bruit des machines s’adoucit un peu. Il me demande pourquoi je suis à l’usine. Je lui réponds comme à tous la simple et belle vérité. Avoir tout quitté pour épouser celle que j’aime, s’être marié, la joie d’être là. Et l’usine ? Bah faut bien bosser. Un bébé pour bientôt s’enquiert-il de suite. On espère tout autant qu’on y travaille.
Ça a démarré comme ça. Moi j’avais rien demandé. Mais quand un chef à ma prise de poste me demande si j’ai déjà égoutté du tofu. Quand je vois le nombre de palettes et de palettes que je vais avoir à égoutter seul et que je sais par avance que ce chantier m’occupera toute la nuit ! Égoutter du tofu. Je me répète ces mots sans trop y croire, je vais égoutter du tofu, toute la nuit je serais un égoutteur de tofu.
Se souvenir des sketches de Fernand Raynaud …
L’agence d’intérim m’appelle, changement de programme et d’horaires. De dix-neuf heures jusqu’à quatre heures trente, ce qui en comptant la demi-heure de pose quotidienne me fera un bon neuf heures de boulot. Je commence à travailler, J’égoutte du tofu, Je me répète cette phrase. Comme un mantra presque, comme une formule magique, sacramentelle. J’essaie de chantonner dans ma tête ‘Y a d’la joie’ du bon Trenet pour me motiver. Les gestes commencent à devenir machinaux. Cutter. Ouvrir le carton de vingt kilos de tofu, mettre les sachets de trois kilos environ chaque sur ma table de travail. Cutter. Ouvrir les sachets. Mettre le tofu à la verticale sur un genre de passoire horizontale en inox d’où tombe le liquide saumâtre. Laisser le tofu s’égoutter un certain temps. Un certain temps comme dirait Fernand Raynaud pour son fût du canon. J’essaye de me souvenir de ses sketches en égouttant du tofu pense Joseph Ponthus.
Faire comme si tout allait bien
Les heures passent, ne passent pas, je suis perdu, je suis dans un état de demi-sommeil. Mais je ne m’endors pas. Je travaille. J’égoutte du tofu. La pause arrive. Clope. Café. Clope. Un Snickers. Un texto de mon épouse qui pensait à moi à vingt-trois heures. Je souris tendrement. Si elle savait. Ne pas le dire. L’écrire. Mais pourquoi se dire et quoi se dire d’ailleurs ? Que l’on peine à trouver le sommeil le week-end. Mais que l’on fait comme si tout allait bien.
Le 23 décembre. Fini pour toi. A la prochaine petit intérimaire. A la prochaine l’usine. A la prochaine les sous. Les sous à aller gagner, racler, pelleter avec les bras, le dos, les reins, les dents serrés, les yeux cernés et éclatés, les mains calleuses et rêches, la tête, la tête qui doit tenir.
Un reportage sur la condition ouvrière dans la France d’aujourd’hui
« Ce livre de Joseph Ponthus est à la fois un journal intime, un manuel de résistance, un poème venu du fond des tripes et un reportage sur la condition ouvrière dans la France d’aujourd’hui. » Une complainte qui raconte le quotidien de la vie à l’usine. Ce quadra intérimaire a tenu bon grâce à la littérature. Il réussit l’exploit d’écrire malgré la fatigue. Au fil des jours et des nuits. Il ne dénonce pas, il raconte, pour ne pas oublier. C’est beau, c’est magnifique, c’est bouleversant.
Eric Récopé fc

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